Témoignage
Transfrontalière, transectorielle, multiscalaire et transtemporelle, la crise climatique a rappelé à l’humanité qu’il n’existe qu’un seul monde. Plus que jamais la crise climatique a soulevé l’importance de la solidarité et de la coopération internationale, tout en insistant sur la responsabilité et les besoins différenciés des populations face à celle-ci. Au travers du principe de responsabilités communes mais différenciées des Etats, la communauté internationale pousse à la modification et à la création de structures et mécanismes de gouvernance multipartites ainsi que de nouvelles approches participatives dans l’élaboration de programmes et de stratégies de long terme. Ce changement de cap invite les ONG à redéfinir radicalement leur positionnement, leurs modèles de gestion des crises et in fine le métier d’humanitaire. Depuis leurs visions, leurs stratégies de développement, leurs modes opératoires jusqu'à leurs partenaires, leurs modèles de gouvernance et leurs expertises, les défis climatiques ont modifié en profondeur le travail des acteur.e.s humanitaires.
Humanitaire et environnement : une construction distincte
Historiquement, le mouvement écologiste et le mouvement humanitaire ont des origines bien distinctes. Si l’humanitaire s’est forgé à travers les guerres et en vue de défendre les populations les plus vulnérables, le mouvement écologiste, quant à lui, s’est fondé sur la critique des modèles de développement, de l’agronomie et de la répartition des ressources. Les enjeux climatiques et humanitaires ont donc longtemps été considérés comme des thématiques dissociées et se sont construites sous des identités très différentes via leurs propres ramifications, langages, types d’expertise. Ils fonctionnent encore aujourd’hui avec des budgets distincts, complexifiant la coopération d’un univers à l’autre.
Au-delà de l’existence de deux réseaux indépendants, il existe aussi des positionnements identitaires qui semblent irréconciliables. Notamment, l’identité « urgentiste » de l’humanitaire a longtemps fait l’objet d’un argument de scission entre les deux causes. Le mouvement environnementaliste, s’intégrant par nature à une vision de long terme et de développement, était opposé au mouvement humanitaire. Les premiers rapprochements tardent à voir le jour avec l’émergence des mouvements contiguum ou de Nexus1 dans les années 90. Jusqu’alors la séparation se voulait nette et les ONG se rangeaient volontiers sous l’une ou l’autre des bannières. De plus, pendant longtemps le capital de connaissances dans les ONG et les formations des humanitaires se concentraient notamment autour des métiers de la santé. « L’identité/métier » a longtemps représenté une contrainte pour la prise en compte des défis environnementaux au sein des programmes d’actions humanitaires.
Des ponts entre humanitaire et environnement
Dans les années 90, avec le Sommet de la Terre tenu à Rio, les liens entre protection de l’environnement et conditions de vie humaine deviennent explicitement précisés. Le mouvement écologiste commence progressivement à intégrer les politiques au travers de la responsabilisation des États et de la mise en place d’une structure de gouvernance internationale. Le développement durable devient un référentiel à l’échelle internationale et locale.
De l’autre côté, l’humanitaire est secoué par la crise rwandaise, puis celle au Darfour et connaît une véritable période de remise en question. Les bailleurs de fonds réclament des rapprochements entre secteurs de l’urgence et du développement qui aboutiront à la réforme de l’humanitaire en 2005. Celle-ci met en exergue l’approche dite LRRD - Linking Relief, Rehabilitation and Development - et le concept de relèvement précoce. Par ailleurs, le concept de Santé Mondiale permet de mettre en avant l’existence d’enjeux connexes au milieu médical qui transcendent les frontières physiques et sectorielles pour intégrer entre autres les enjeux environnementaux. La communauté internationale prend conscience que les urgences humanitaires ne peuvent être déconnectées des réalités géographiques et temporelles. Repenser la continuité temporelle de l’action humanitaire, dans un contexte d’interactions multiples comprenant les enjeux environnementaux, permet d’affiner la pertinence des réponses apportées.
Au début des années 2000, les rapports successifs du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) ont par ailleurs permis de montrer la nécessité de l’adaptation au changement climatique. Pour la première fois, on reconnaît que les effets des changements climatiques affectent de manière disproportionnée les populations et qu'il existe des populations davantage vulnérables aux effets des changements climatiques - de là va naître le concept de résilience climatique. Des populations sont dès lors désignées comme prioritaires. Cela permet d’offrir un nouveau regard croisé sur le rôle des ONG de développement ou humanitaires face aux enjeux climatiques.
En 2009, le Sommet de Copenhague[YC4] participe à la naissance d'une collaboration entre les deux mouvements. La prise de conscience du réchauffement climatique et de ses effets sur la vie humaine, notamment du fait de la désertification ou de la montée des eaux, donnent naissance à une nouvelle forme de communication axée sur l’urgence climatique. Le mot d’urgence prend une nouvelle dimension qui dépasse le sens médical employé dans l’humanitaire pour y intégrer les pertes humaines impliquées par les dérèglements du climat comme les enjeux de stress hydrique, de condition des réfugiés, de certaines thématiques de pauvreté liées aux dégradations de l’environnement.
Le mouvement militant écologiste a aussi élargi ses campagnes à de nouveaux sujets comme ceux de la surconsommation, de l’intensification des échanges économiques internationalisés ou la dérégulation des marchés. Ainsi, des enjeux tels que la privatisation de l’eau a permis, par exemple, aux ONG de développement, d’environnement et d’action humanitaire de se rencontrer.
L’humanitaire réduit son impact environnemental
Si les ONG ont commencé à considérer les enjeux environnementaux dans les programmes d’action humanitaire, ces enjeux ont initialement été considérés en surface et n'ont pas permis de revoir les modèles de gouvernance. Les ONG y percevaient notamment une contrainte supplémentaire de la part des bailleurs de fonds en vue de l’obtention de financement. Ainsi, les projets humanitaires ont progressivement intégré des propositions pour réduire l’impact environnemental telles que la mise en place de panneaux solaires dans des camps de réfugiés, de composteurs et jardins de permaculture, de toilettes sèches, de cuiseurs solaires ou basse consommation, la fabrication de briques par compression ou encore la sensibilisation et la formation aux enjeux climatiques des populations bénéficiaires de l’aide.
De plus, les ONG humanitaires se sont engagées pour la sensibilisation et les plaidoyers sur le climat. Ainsi, de nombreuses ONG humanitaires se sont mobilisées autour de Greenpeace et du WWF en 2009 pour participer à l’initiative « Ultimatum Climatique » parmi lesquelles on comptait sur Médecins Du Monde, Action Contre la Faim, Care et Oxfam. Les ONG humanitaires se sont aussi regroupées en coalition afin de gagner en pouvoir politique et participer aux négociations sur les stratégies de développement. A titre d’exemple, en France, la Coalition Eau regroupe de nombreuses ONG telles que ACF, Solidarités Internationales et le Secours Catholique.
Finalement, les progrès scientifiques ont permis de ré-envisager la gestion de crise. Les prévisions météorologiques et les calculs d’impacts se sont perfectionnés, permettant d’envisager les catastrophes comme des phénomènes cycliques, dynamiques et interconnectés entre sociétés et environnements dont les impacts peuvent être limités par des actions de prévention et d’adaptation. Cette perception modifie la conception identitaire du rôle de l’humanitaire marquée traditionnellement par la réaction. En outre, les approches de Réduction des Risques liés aux Catastrophes dite RRC et de Gestion des Risques et désastres GRD se multiplient au sein des ONG.
L’humanitaire résilient : vers un nouveau paradigme et un changement de cadrage
En outre, la multiplication des acteurs et la convergence des crises politiques, économiques, sociales et environnementales augmentent la complexité de celles-ci et précipitent la communauté internationale vers de nouveaux paradigmes de gouvernance. D’après l’étude menée par Manset en 2017, ce changement de paradigme est désigné comme l’ère de « l’humanitaire des pairs ». Il est régi par trois grands principes : la résilience, la durabilité et la prévisibilité. Selon Buffet (2014) les nouvelles considérations environnementales ont abouti à l’écriture d’un nouveau « cadre d’interprétation du monde » transcendant « la dichotomie urgence-développement » et le fonctionnement en « silos » sectoriels des ONG. Archambault et Lallau (2020) soulignent d’ailleurs que l’approche dite « résiliente » oblige à penser la complexité. In fine l’approche de la résilience vient compléter l’approche RRC en y intégrant divers secteurs de l’aide comme l’approche dite RP - réduction de la pauvreté -, les approches dites participatives et l’approche dite ACC - Adaptation au Changement Climatique - ou encore l’approche par dynamiques apprentissage-adaptation. Ce nouveau paradigme a aussi vu naître des actions de transferts de fonds en vue de catastrophes anticipées au Bangladesh par le dispositif onusien CERF - Central Emergency Response Fund - par exemple et a permis de décentraliser la prise de décision à des échelles plus locales pour des réponses plus adaptées.
Conclusion : La résilience à tout prix ?
Malgré l’introduction du concept de résilience au sein des stratégies des ONG, certains y voient un syndrome de « l’habit neuf de l’empereur ». Envisager la résilience sans remettre en question les modèles de développement basés sur une croissance et des ressources illimitées semble utopique. Cette nouvelle rhétorique apparaît comme une ambition fantasmée d’un empowerment des pauvres fondé autour du mythe du « pauvre résilient » laissant sous-entendre qu’un individu vivant dans un dénuement extrême serait capable de rebondir. Si une majorité des acteurs de l’humanitaire s’entendent pour concevoir la résilience dans l’humanitaire comme une résilience collective, il est important de souligner que cette interprétation ne fait pas consensus. La résilience est parfois interprétée comme une résilience d'État, individuelle, environnementale ou sociale. Elle est aussi parfois comprise sous une forme dite spontanée ou suscitée. Ces appropriations divergentes de la terminologie peuvent encourager des modes opératoires et des stratégies diverses et concurrentes.
Finalement, de multiples décisions prises par les G8, les G20, les agences internationales et les investisseurs sont contraires à la cohérence des politiques climatiques. La logique des Objectifs du Développement Durable (ODD) imite encore le modèle de développement conventionnel qui relie des réalisations de développement plus élevées avec des empreintes carbone plus élevées. Ces incohérences au sein même des ODD laissent entre-apercevoir l’impossible conciliation des 17 objectifs avec les 2°C. La convergence actuelle des crises doit appeler au décloisonnement et à une plus grande coordination entre les champs politiques, économiques et environnementaux, en particulier dans les arènes internationales telles que celles de l’OMC, du G20, du FEM et de la convention Climat. Le modèle unique promu par l’ONU se heurte aux besoins différenciés des populations à l’échelle locale. Comme l’explique Amy Dahan (2014), l’ONU ne peut plus rester l'unique instance de gouvernementalité. La gouvernance climatique de demain doit mettre fin à l’illusion de l’inexécutable paradigme d’une seule et même gouvernance gestionnaire et apolitique et reconnaître la nécessaire distribution différenciée des pouvoirs et des responsabilités à l’échelle globale. Il s’agira de régionaliser la gouvernance qui est « résolument polycentrique et multiscalaire », d’offrir aux acteurs d’initiatives locales de plus grandes responsabilités et une plus grande participation dans la prise de décisions directement liées aux questions climatiques.
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1. L’approche contiguum vise à mettre en place un ensemble d’interventions d’urgence, réhabilitation et développement parallèles et concomitantes, souvent financées par différents instruments d’aide. ACTED, en ligne. Plus d’information: https://www.acted.org/fr/lapproche-nexus-et-le-contiguum-humanitaire-developpement/#:~:text=L'approche%20contiguum%20vise%20%C3%A0,par%20diff%C3%A9rents%20instruments%20d'aide.
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