Témoignage

Chroniques de Bohicon, partie 3.

Bénin
Publié par : Valérie Séguin

À la rencontre de celles qui forgent le portrait de l’alimentation béninoise.

Rebonjour! Ça fait un bout.

28 décembre, déjà?! Cela fait presque deux mois depuis ma dernière chronique. Je peine à croire qu’il ne reste que quelques semaines avant la fin de mon mandat. Il n’y a pas si longtemps, 2024 me semblait encore bien loin! Peut-être est-ce à cause de la saison, de cet été qui n’en finit plus; j’ai l’impression d’être dans une boucle temporelle où le mois de juillet se répète perpétuellement.

Vous voulez bien m’excuser, j’ai besoin de m’entretenir avec le temps… de lui dire qu’il passe trop vite. Il me reste encore des choses à voir, à sentir, à goûter, à toucher, à entendre! Attendez un peu! Avec mon travail auprès de l’ANaF-BÉNIN et les fins de semaine presque fiévreuses à grimper dans des taxis pour explorer le Bénin avant que le lundi ne point le bout de son nez, novembre et décembre se sont écoulés en un clin d’œil.

Après deux premières chroniques plus personnelles, j’aimerais concentrer ce troisième chapitre sur les agricultrices du paysage béninois. Celles qui sont la raison d’être de mon partenaire, l’ANaF-BÉNIN, et, par la force des choses, la raison derrière mon mandat. Dans mon travail de renforcement d’identité visuelle, l’impact est certainement moins direct et concret que celui d’une formation sur la violence basée sur le genre, par exemple. J’ai rapidement commencé à nourrir le désir de rencontrer en personne ces femmes pour mieux connaître leurs conditions, leurs aspirations, leurs produits, et ainsi mieux exécuter mon travail.

La quatrième édition de la JIFR organisée par l’ANaF-BÉNIN tombait donc à point!

La JIFR, c’est la Journée Internationale de la Femme Rurale. Elle est célébrée tous les 15 octobre. Toutefois, l’ANaF-BÉNIN a décidé de rendre un véritable hommage à ces « pilières » de l’alimentation au Bénin avec un événement de grande envergure, qui s’étend sur 5 jours. Cette année, l’événement a eu lieu du 23 au 27 octobre. Je sais, ça fait plus de deux mois maintenant… mais mieux vaut tard que jamais! Je ne pouvais pas conclure ce mandat sans parler de cette merveilleuse opportunité qu’est la JIFR!

L’édition 2023 a lieu à Lokossa, une commune dans le département du Mono, à quelques lieues de la frontière avec le Togo. Pour l’occasion, je prépare des visuels, des affiches pour les médias sociaux : la JIFR est la parfaite occasion pour l’Association de revigorer son identité visuelle, une partie importante de mon mandat. Sur place, je serai chargée de prendre des photos et de prendre des notes pour un article qui sera publié sur le site web. Dès mes premiers jours à Bohicon, l’équipe me parle déjà de ce rassemblement! Je comprends que c’est un gros morceau qui les occupe depuis un certain temps. J’embarque sans trop savoir à quoi m’attendre.

Nous partons un dimanche après-midi et parcourons les routes cahoteuses vers Lokossa, à 70km de Bohicon. Nous sommes quatre à l’arrière, bien serré.e.s les un.es contre les autres! C’est plutôt inconfortable, mais j’allais devoir m’y habituer, car il en est toujours ainsi dans les taxi-brousses. Le lendemain matin, déjà, la JIFR bat son plein : j’entend la musique de l’événement depuis ma chambre d’hôtel à mon réveil.

Sur le grand terrain municipal, une trentaine de kiosques s’alignent, dans lesquels des agricultrices des quatre coins du pays présentent leurs produits. Cette foire constitue l’activité centrale de la JIFR. Curieuse et l’eau à la bouche, je me dirige timidement d’un présentoir à un autre. Il m’est difficile de décrire en quelques mots les agricultrices présentes; elles sont toutes différentes, elles ont leur individualité. Certaines parlent fort et m’invitent à goûter, d’autres s’expriment à voix basse et sourient derrière leur masque. Quelques-unes s’agitent frénétiquement autour de la casserole dans laquelle elles font bouillir leurs victuailles, tandis que d’autres préparent leurs brochettes avec la minutie de bijoutières. Ce qui transparaît, c’est qu’elles travaillent toutes sans relâche; je le vois dans les plis du visage d’une, dans les mains râpeuses d’une autre. Je prends des photos, mais mon téléphone est incapable de capturer ce que je vois.

Plusieurs portent leur enfant sur leur dos, encoconné dans un pagne. Je me dis que, si ces enfants ne peuvent pas voir le visage de leur mère durant la journée, ils ont la chaleur de son dos qui travaille collée à leur petit corps. Ces bébés reconnaîtront la sueur ruisselante de leur mère.

Une exposante se repose sur une chaise, les traits de son visage fins mais tirés. Elle dégage une douceur maternelle qui m’apaise. Elle me surprend lorsqu’elle se lève brusquement, prend sa machette et assène de puissants coups à une noix de coco, avant de la donner à une autre exposante.

Je veux tout goûter et sentir avec cette même passion que cette femme. La diversité des produits offerts est impressionnante : on trouve du fromage de soja, du riz étuvé, de la farine de maïs violet, du poisson séché, du jus de baobab, des noix de cajou, de la purée de tomate, des épices, du tapioca, du gari, des escargots… je suis submergée par toutes les saveurs qui se posent sur ma langue et occupent mon esprit de toutes parts.

Ces produits, bien que l’on puisse les trouver dans à peu près n’importe quel marché au Bénin, sont différents en ce sens qu’ils sont « porteurs de valeurs », pour reprendre les mots de la Présidente de l’ANaF-BÉNIN, Mme Marie AGUEWE. En effets, la plupart de ces produits sont faits par des regroupements ou des coopératives de femmes, au sein desquels des femmes se réunissent pour cultiver et vendre ensemble. Ces initiatives sont extrêmement prometteuses; elles fournissent une activité génératrice de bénéfice (monétaire ou non) à une panoplie de béninoises qui peuvent ainsi sortir du foyer et s’accomplir dans d’autres domaines.

Pour plusieurs femmes, selon les témoignages que j’ai pu recueillir, s’adonner à l’agriculture tout en étant femme et mère n’est pas une tâche facile — plusieurs font d’abord face au désaccord de leur mari ou de leur famille, qui désapprouvent qu’elles travaillent à l’extérieur du cadre reproductif. Elles doivent donc choisir entre faire fi des conventions ou se replier pour éviter les représailles. Les agricultrices de ce rassemblement ont fait le premier choix. Pour certaines, leur mari a fini par comprendre leur détermination et les soutient maintenant dans leurs projets. À entendre cela, j’ai des étincelles d’espoir qui picotent dans mon ventre.

C’est pour que d’autres femmes puissent faire ce même choix que l’ANaF-BÉNIN donne des formations aux communauté agricoles du pays dans divers domaines, comme l’agroécologie ou le micro-crédit, qui visent le renforcement des capacités et l’autonomisation. L’Association organise également des séances de partages d’expériences, rédige des plaidoyers en faveur de l’accès à la terre ou aux instances décisionnelles pour les femmes, et capitalise de nombreuses connaissances et techniques en agriculture. Mon rôle, c’est justement de laisser paraître tout ce travail au moyen de communications claires, engagées, et d’une identité visuelle soignée mais dynamique.

Les après-midis, les exposantes se réunissent pour des panels sur l’autonomisation économique, le leadership, les innovations technologiques, et les changements climatiques. Les panels sont des espaces sécuritaires où les agricultrices sont libres d’apprendre, de s’exprimer, de poser leurs questions, etc. On me dit que souvent, la femme apprend à se taire lorsqu’un homme est dans la pièce. C’est difficile pour moi de dire si chaque femme se sentait à l’aise durant ces moments de collectivité, mais je suis infiniment heureuse d’avoir été témoin de tout ce qui a été dit au cours de ces panels. Si seulement je pouvais me souvenir de tout!

Les deux dernières journées, la JIFR accueille plusieurs invité.e.s partenaires de l’ANaF-BÉNIN, dont la représentante du Ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de la Pêche, qui reconnaît dans son discours la contribution indispensable des femmes au milieu agricole. Je réalise que, la défense des droits des femmes agricultrices, c’est tout un petit monde qui y travaille. L’ANaF-BÉNIN est loin d’être seule! Je ne peux que souligner de nouveau l’importance de l’égalité entre femmes et hommes dans ce milieu, qui est l’un des plus importants, si ce n’est pas le plus important, dans tout le pays.

C’est par une remise de prix que l’événement se conclut. Les prix étaient divisés en quatre catégories : meilleures femmes en gestion durable des terres, meilleures agricultrices, meilleures leaders et meilleurs maris modèles. Car oui, l’ANaF-BÉNIN travaille aussi de pair avec les hommes à déconstruire les normes rigides qui régissent le genre et en faveur des masculinités positives.

C’est la tête pleine de saveurs, de visages et de mots, et les bras pleins de produits locaux, que je suis retournée à Bohicon. Encore aujourd’hui, plus de deux mois plus tard, il m’en reste encore : je considère de mon devoir d’en rapporter au Québec et de faire découvrir le savoir-faire des agricultrices béninoises. Ma contribution est loin d’être suffisante… avec du recul, je pense que ma timidité m’a empêché d’en faire encore plus durant l’événement. J’espère pouvoir continuer le travail que j’ai fait dans un second mandat. Qui sait ce que l’avenir nous réserve.

À bientôt dans une prochaine (peut-être dernière?) chronique!

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